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Ame(s) Sensible(s)

Working on a dream (3/4)

Je m’endormis d’abord sur la table de cuisine avant de me traîner jusqu’au lit. J’y passai une nuit horrible et particulièrement agitée, m’extirpant de cauchemars dont j’étais bien incapable de me souvenir aussitôt réveillé. Vers quatre heures du matin, l’image d’une horde de marginaux noyés déferlant dans les avenues imprégnait encore mon œil quand je sortis finalement sur le perron pour m’en griller une. Le corps encore humide de sueur, j’étais bercé par une brise tiède charriant un mélange de poivre et d’iode. Comme un gosse dans les bras de sa mère, je finis par me rendormir.

C’est un soleil typiquement louisianais, jaune et rond monté haut dans un ciel bleu et pur qui me trouva au petit matin. Une chaleur étouffante s’était installée dans les larges rues vides du Ninth Ward. Je ne croisai personne en sortant de chez moi et me figurai qu'une telle moiteur avant dix heures du matin promettait une journée de bayou. Une journée où la folie ne rôde jamais bien loin des bouteilles vides.

À quelques mètres de ma Buick, quelqu'un avait taggé un « Justice pour Madison », me rappelant à quel point les flics du NOPD étaient appréciés dans le coin. Cela devait faire référence aux événements du Danziger Bridge1 et de ce que je m’en souviens, le « Madison » en question était ce type handicapé abattu d’un tir dans le dos par la Police. Comme tout le monde en ville, je ne savais qu’une partie de l’histoire – celle qu’on veut bien nous faire connaître, hein ? - mais de mon expérience au département, j’imaginais sans peine l’enchaînement des circonstances dramatiques. Plusieurs jours après le passage de Special K, quelqu’un retrouve des fusils d’assaut M4 planqués dans je ne sais quelle remise du NOPD, alors un autre quelqu’un trouve la bonne idée de refiler le tout à une poignée de collègues, restés sur place contre vents et marées. Les flics sont lessivés et pourtant, ce foutu quelqu’un les mobilise encore à distance pour les envoyer sur ce putain de pont où ils s’attendent à rencontrer un rassemblement hostile. Sauf qu'ils se retrouvent confrontés à un groupe de pauvres types n’ayant pas la lucidité de déguerpir quand on le leur demande – en avaient-il la possibilité ? Alors l’ordre tombe d’on ne sait où et avec lui les civils, fauchés par les cartouches des M4 encrassés dont certains s’enrayent et empêchent la bavure de devenir massacre.

Je cherchai mes clés et en me demandant quand les Hommes allaient cesser de faire couler le sang dans ce coin de la Louisiane. Lorsque je les trouvai enfin, je réalisai que je n’en avais plus rien à foutre, dans le fond ; la ville pouvait bien tomber à nouveau que je n'aurais plus jamais aucun regret dorénavant.

Un détail de la paroi de parpaings attira toutefois mon attention avant que je ne m’engouffre dans la voiture. Je plissai les yeux sous le soleil et vis l'endroit où le graffeur s’était attardé : la bombe avait laissé des coulures noires, luisantes progressant encore vers le sol, suggérant un travail récent. La peinture renvoyait une lumière que je trouvais malsaine. Son auteur devait traîner dans mon quartier, et cela ne me plaisait pas.

Je passai la journée du côté de Metairie avec un mal de crâne que j’attribuais au soleil et au vent qui forcissait. Le chantier était pénible et peu avant le déjeuner, à cheval sur le toit, j’en vins à percevoir un bruit blanc, persistant. Je ne sais toujours pas si je l'ai imaginé ou si je l'ai réellement perçu ce jour-là, mais j'ai l'image d'une force qui m’appelait, comme si elle cherchait à me faire ressentir une urgence – il fallait que j’arrête tout ce que j'étais en train de faire pour retrouver la source de cet appel. Je scrutai fébrilement les toitures alentours, océan de bâches en plastique bleues et noires tendues sur les cimes des maisons et les rectangles plats des commerces.

Un collègue en contre-bas me fit sortir de ma torpeur en me sifflant. La mort dans l’âme, j’abandonnai ma position en jetant un dernier regard à la ville avant de rejoindre l’échelle. Par la suite dans l'après-midi, je crus percevoir par deux fois le même chant jusqu'à glisser sur une toile, alors que je terminais le faîtage. À la fin de la journée, écrasé par la chaleur, les muscles endoloris par le travail et la tension accumulée, je n’avais en tête qu'une seule destination. Pourtant, à peine avais-je quitté le chantier que je ne pensai plus à mon lit mais j’eus l'irrépressible besoin de passer chez Bernie. Tu l’as bien mérité non ? lançait mon reflet cerné dans le rétroviseur.

Sur le chemin du retour, le spectacle déprimant que donnait à voir Tulane Avenue avait achevé de me convaincre. J’envisageais (au moins) un Boilermaker2 pour sauver cette journée et tout oublier jusqu’au lendemain. Marchandant avec ma conscience, je m’infligeai d'interminables détours pour mériter davantage ce que je prenais pour une récompense. D’un coup de volant à gauche, je quittai la bonne vieille Interstate 10 pour m’enfoncer au cœur du Treme. Par la vitre ouverte, l’air étouffant du bayou lointain, soudain vivant, s’insinuait dans l’habitacle, glissant ses doigts dans mes cheveux, caressant ma joue piquetée d'une barbe de trois jours. Avant que l’alcool ne me brûle, j’étais déjà enivré de NOLA et me moquai de ce maudit ouragan, imitant ses zigzags d’un coin de rue à un autre dans un quartier dorénavant trop calme.

Débouchant sur la face nord du parc Louis Armstrong, je m’enfonçais sous les abondantes frondaisons des ormes. Le charme que j'éprouvais à les voir m'accueillir sous l'arche de leurs branches torturées fut toutefois rompu quand j'atteignis le carrefour entre Rampart et Saint Philip.

Là, un traîne-savate aux cheveux gras que je n’avais encore jamais croisé dans le secteur occupait le triangle d’herbe ornant le coin du parc. Un réflexe de patrouilleur me fit ralentir puis stopper la Buick à quelques mètres de lui. Je laissais le moteur tourner tandis que je le regardais. Il était affublé d'une antique gratte acoustique au tablier poncé dont les cordes de nylon trop longues tournicotaient autour des mécaniques en des boucles vulgaires. Une douce brise souffla dans ma direction et j’eus beau voir les cordes vibrer sous les allers et retours d’ongles noirs de crasse, je n’en percevais aucun son  : j'étais avant tout fasciné par ses mains.

Elles étaient nerveuses. La peau sur des doigts maigres et noueux se tendait comme une toile de tente sur une armature malingre. Un léger bronzage permettait de ne pas voir tout de suite les abcès qui les ponctuaient ça et là et plus haut, à l’intérieur de ses avant-bras, dans les plis du cou, jusqu'à la commissure des lèvres. Dans une paire de jeans usée à l’outrance, t-shirt maculé aux manches décousues, boots d’hiver aux lacets désaccordés, le type arborait une dégaine typique, celle du toxicomane arpentant le Vieux Carré à longueur de journée, en quête de suffisamment de billets pour lui permettre d'acheter sa prochaine dose. Une large tâche grisâtre lui mangeait la joue à la manière des croix de cendres que vous font les prêtres sur le front les lendemains de Mardi Gras ; la sienne, naturelle et plus étendue, ne devait rien au clergé mais suggérait un énième abcès, celui-ci plus préoccupant.

J’en vins à me demander comment on pouvait en venir à se piquer dans la bouche quand le régime du moteur de la Buick baissa d’un ton. Le son de la guitare me parvint alors, acheminé par une bourrasque – le musicien de conclure son morceau sans passion, usant d’une pirouette tristement convenue dans une succession de notes, articulées plus par automatisme que par plaisir. Il balaya le carrefour du regard et repéra ma voiture. Il tenta un salut du menton comme on avise un voisin en sortant les poubelles. Un instant de gêne suivit, puis il reprit son instrument en main, il avait les mains moites et peinait à tenir le manche. Est-il utile de vous dire que cet homme-là ne me plaisait pas du tout ?

« This land is your land... » entonna-t-il. Définitivement pas du coin à en juger par son accent atypique et sa manière de détacher les mots (« ...this land is my land... »). L’origine du type m’échappait pourtant et cela avait participé à mettre une autre pièce dans la machine. Je sentais les mots, chantés d’une voix bientôt incandescente (« From California... »), s’enrouler autour de mon crâne comme un fil barbelé. Le souffle de plus en plus rapide (« … to the New York Island »), j’échouais toujours à identifier sa provenance tandis qu'entre chaque phrase, l’homme lançait au monde un sourire vulgaire. Ses doigts sales – dont certains ongles avaient été rognés jusqu'aux cuticules – grattaient avec violence les cordes grises au rythme de l’hymne de Woodie Guthrie.

Je passai au travers de la chanson jusqu'à ce que le type conclut à nouveau son interprétation d'un enchaînement d’accords convenus. Fier de lui, il leva sa gratte en l’air, s’attendant à ce qu'on l’applaudisse. Qui crois-tu être, sinon un énième musicien itinérant sans le sou venu s’échouer dans notre bonne vieille cité ? Personne ne le calculait, les seuls passants qui le dépassèrent préférant plutôt se concentrer sur les trottoirs explosés où ils posaient les pieds que sa face grêlée. J’avisai avidement un vieux noir qui s'éloignait en traînant la patte, les poings enfoncés profonds dans les poches puis je revins vers l'adepte de Guthrie. Qui avait rivé son regard sur moi.

Le type m'adressa alors un clin d’œil.

 

A l'heure où j'écris ces mots, c'est comme si mes sens s'étaient imprégnés de quelque chose sous les ormes pour pouvoir me renvoyer à tout moment à cet instant, et à ce que j'y fis.

 

Pour une raison que j’ignorerai toujours, ce clin d’œil me fait ressentir de la gêne et j’en deviens honteux, confus puis agacé. Je sens alors la colère poindre, et enfler dans ma poitrine, gagner mes membres et ma tête comme un impossible mascaret. Je dois parler à ce type, libérer cette colère, lui hurler de dégager, lui faire comprendre que cette ville n’est pas un refuge pour la misère du monde et que lui et son bout de bois n’ont rien de bon à offrir à notre foutue communauté. Sans bouger de mon siège, une main crispée sur le volant, je tends l'autre bras au-dehors pour faire signe au musicien de venir. Je me vois faire et comme si quelque chose au fond de moi craint que mon petit manège ne s’interrompe brusquement sous un scrupule quelconque, je vais pêcher un billet. Dans ma paume, Lincoln est froissé par tout ce cirque. « Allez Abe, porte-moi chance » dis-je fébrilement en l'exhibant hors de l’habitacle.

Les épaules du type s’affaissent une seconde, il jette un œil autour de lui, baisse la tête – il doit s'imaginer que je ne suis pas là pour sa musique mais pour tout autre chose. Rien qu'à l'idée il ne peut s'empêcher de soupirer. Le manche de sa guitare dans la main gauche, il trotte sur quelques mètres pénibles, ne manque pas au passage de taper un coin de la caisse de l’instrument sur un coin du béton fendu. « Chérissez-le comme si c’était un trésor ! » dit quelqu’un dans mes souvenirs en montrant une guitare électrique. Quand le gus arrive à ma hauteur, je souris en agitant le billet de plus belle. Impatient, mon musicien tend lune main que j'esquive. Feignant l'amusement, il s’accoude à la portière. « Hey » souffle-t-il. Les quelques mètres parcourus le font déjà haleter. Je perçois des relents amers, un peu de bière, peut-être de l’herbe.

J'hésitais encore sur ce que je comptais réellement lui faire quelques secondes auparavant, mais maintenant son souffle m’électrise. Alors dans mon crâne, des connexions se font et ces relents terminent de faire enfler en moi une énorme vague dont les rouleaux frappent les digues de ma raison dans un bruit de tonnerre.

Jusqu'à les faire céder.

Je me rapproche du type comme pour lui livrer une confidence. Sans attendre, j'abandonne le billet pour saisir des deux mains sa crinière dégueulasse autour des oreilles, puis lui explose la face à plusieurs reprises sur le bord intérieur de la portière. Je ressens comme un soulagement et en moi, c’est un courant d’air frais qui me traverse tandis que je tire, pousse, tire, pousse. Le spectateur raisonnable tapi en moi a largué les amarres, incapable d’interagir d’une quelconque manière avec ce que mes mains entreprennent là. Oh, un bref instant, dans ce carrefour triste et désert, la peur de dégrader la voiture me surprend bien, elle fait même en sorte que je m'interromps quelques secondes, juste assez pour que le gus tende les bras vers moi, maladroitement, cherchant à m’agripper ou à s’extirper de l’habitacle. Qu’importe, je le vois venir de ses gestes ralentis par les chocs successifs, le sang bat dans mon crâne à un rythme endiablé – le corps du gus joue « Closer Walk » alors que mes mouvements calquent le beat de « Funkin it up »3. J’affermis ma prise d’une main et lui assène plusieurs coups de poings sur le côté du crâne, vers la tempe – se battre à mains nues est une activité très vorace en énergie, aussi faut-il toujours faire le nécessaire pour en finir le plus tôt possible. Mon poing rencontre d’abord ce que j’assimile à un linge recouvrant de gros galets puis, au rythme de mes coups, la situation évolue et mes phalanges reconnaissent la sensation des noyaux de cerise enveloppés dans un tissu éponge. Et je me marre. Non parce que je cogne un paumé en plein Treme dans le soir qui tombe, mais parce que je me figure en train de tabasser un de ces foutus coussins avec lequel les bourgeoises du Faubourg Marigny s’enveloppent le cou pour éloigner courbatures et rhumatismes. J’en suis à rire comme un dingue – comme un dingue ! - quand je ne frappe plus mais me contente d'écraser mon poing sur sa face sanguinolente comme un sale gosse flingue un stylo-feutre. Je me demande alors si cela a encore de l’importance de cogner un sac de noyaux de cerise lorsque la brise chasse dans la voiture un mélange d’épices et de viande rance.

Tout à coup je me sens d’acier, lourd et froid. Je relâche ma prise sur l’amas spongieux qui pend à ma vitre, l’entend couler, s’écrouler de l’autre côté, percutant l’enrobé dans un bruit mat. Entre mes doigts, des touffes de cheveux subsistent. Hagard, je les distingue en les voyant hors de mon poing dans l‘air du soir. Je les scrute avec la même incompréhension que le fêtard groggy dénombre sur sa table basse les canettes de bière descendues la veille puis je secoue la main dans le vent.

Un coup de clé. Le neiman geint, me signale que le moteur tourne toujours. Je démarre et roule sans empressement. Personne n’a assisté à la scène. « Le crime parfait existe bel et bien » écrivait David Simon et j'éclate de rire. Quand je disparais au coin de la rue, je ne pense plus au type que j'ai laissé pour mort car tout ce que je désire au monde dorénavant, c’est un shot de whiskey et sa pinte de bière brune. Sur le plancher, mon talon glisse à plusieurs reprises sur quelque chose au point d’occasionner quelques à coups dans les reprises. Sur une ligne droite dégagée de toute circulation, je finis par jeter un œil à mes pieds et aperçois le visage d’Abraham Lincoln. Sur le tapis de sol gras, le billet déchiré rend le Président méconnaissable.

1 Série de coups de feu de policiers survenus le 04/09/2005 sur le pont du même nom, six jours après le passage de Katrina. Deux civils - James Brissette (17 ans) et Ronald Madison (40 ans) - trouvaient la mort. Par la suite, la municipalité tentera de masquer la réalité de ces crimes en produisant de faux témoignages sur les circonstances des tirs.

 

2« Cocktail » américain hérité des mineurs du XIXème siècle consistant en une pinte de bière accompagnée d’un shot de whiskey. La dégustation est libre : le whiskey peut être bu cul-sec avant la bière, quand le verre à shot n’est pas immergé dans la pinte, voire tout simplement versé dans la bière.

3Titres récurrent de brass band de la Nouvelle-Orléans dont les vrais titres sont « Just a Closer Walk With Thee » et « I feel like funkin’ it up » ; la première au rythme lent est généralement jouée lors des marches funèbres tandis que la seconde, plus enjouée, apparaît lors des parades

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