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Ame(s) Sensible(s)

L'audition

"Les règlements sont faits pour être respectés par tout le monde

et transgressés par quelques-uns"

 

Sa barbe lui gratte, il n'a pas eu le temps de la tailler ce matin et certains poils rebelles de sa moustache frisent sous ses narines. Il se frotte machinalement le nez entre deux mitraillages de clavier et on hésite alors – a-t-on affaire à un camé ou juste un flic en colère ?

Le chef est une boule de feu en fusion. Il n'y a qu'à voir comment il respire, par saccades courtes - et ces mâchoires verrouillées, et ces doigts épais tambourinant la palette de plastoc aux touches à moitié effacées qui tressaille sur le bois patiné du bureau.

Le flic installe le PV d'audition, rédige les incontournables formules d'introduction, partageant son regard entre le clavier qu'il replace machinalement toutes les trente secondes et l'écran à gros cul. Avachi sur sa chaise, un jeune majeur impliqué dans une affaire de recel de vol attend qu'on lui pose des questions.

Lors d'un contrôle aux abords du centre-ville, une patrouille a découvert à la palpation dans son second pantalon de survêtement qu'il trimballait deux lourdes bagues en or. Après vérifications au poste, les bleus ont retrouvé la plainte pour vol par effraction datée d'il y a deux jours correspondant aux bijoux, aussi soupçonne-t-on naturellement le débonnaire bonhomme d'être l'auteur du cambriolage.

Pour l'heure, il est calme. Aussi tranquille qu'on puisse être quand on a connu la garde à vue assez tôt dans sa vie. Pour avoir pratiqué quelques flics fatigués, il connaît quelques trucs pour s'en sortir proprement, alors en dehors d'une demie-journée à l'ombre, il n'aura pas perdu grand chose dans cette histoire. C'est pourquoi il est résolument calme : les jambes allongées tout du long, les bras croisés, il inventorie du regard le bureau d'un œil expert, s'attarde un instant sur les fenêtres. Un crachin décore la vitre. Pas plus mal d'être enfermé ici pour encore quelques heures - après la pluie...

L’audition débute. Le chef déroule un discours rôdé, part du général pour arriver au particulier. Le jeune type se redresse. C'est pas tous les jours qu'un flicard la joue carré. Pour le coup, on ne lui pose pas de but en blanc la question à un million de dollars (« alors c'est toi qui... ? »). L’audition devient entretien à mesure que ses réponses se font de plus en plus développées. Le bureau exigu et le ton radouci du chef prêtent à la confidence. On évoque l’emménagement sur le plateau suite au licenciement du père, le tableau de la famille de J... qui aboutit à la séparation des parents, le départ sans explication de papa et maman seule avec le fiston dans l'appart’, dont plus une porte ne tient sur ses gonds au passage – mais ça, il se garde d'expliquer que c'est autant la faute du père comme la sienne, parce que ça se règle comme ça les disputes à la maison, à coups de tatane dans les portes.

Les questions sur cette trajectoire de vie de quartier assez banale défilent. La page virtuelle se noircit à un rythme plus mesuré, comme si on n'y inscrivait que les choses utiles à l'enquête. Puis doucement arrivent les questions abordant la période des faits, et cela se voit à peine que les mains se font plus insistantes sur le clavier.

« Comment se fait-il que les collègues qui t’ont contrôlé mardi 13 t’ont trouvé porteur de deux bagues en or, dont une sertie de diamants, emballées dans un mouchoir en papier, lequel se trouvait dans ton futal du dessous ?

-  Je voulais l’offrir à ma meuf... je veux pas dire comment elle s'appelle parce que je veux pas lui apporter de problèmes... mais j’allais chez elle quand vos collègues m’ont contrôlé, là. C’est Sébastien qui me les avait vendues, le samedi d’avant… mais je sais plus son nom... »

Le discours est rôdé. Néanmoins, le chef demeure imperturbable. «  Comment s'est passée la vente ? Où ça s’est passé ?

- Ben j’étais chez moi... je lui avais donné rendez-vous, à la maison... parce que j’avais pas assez d’argent sur moi pour payer les deux bagues samedi matin. - Tu as donc payé pour deux bagues en or à un mec. A quel prix il te les a lâché, les bijoux ? - Je les ai payées dix euros chacune... j’ai même payé avec un billet de vingt, je me rappelle. Il les vendait pas cher !... - Et pourquoi deux bagues, plutôt qu’une ? - J’allais offrir la plus belle à ma meuf... et l’autre à ma mère. J'allais même lui filer dès que je l’ai achetée, à Sébastien.

- Pourquoi « dès que tu l’as achetée » ?

- Bah parce que ma mère était à la maison quand Sébastien m'a vendu les bagues... et que j'y étais en fait... enfin, j'y allais. »

Il se corrige et affirme cela comme une évidence. C'est le but du jeu ; jouer l'embrouille, balader le type qui commence à enquiller proprement ce que tu racontes jusqu'à lui faire péter un câble et tout lâcher pour passer à quelque chose de plus simple, genre une page de tiercé par exemple.

Sauf que le jeune type a misé sur le mauvais cheval. Le chef redresse la tête. Ses yeux sont deux billes noires mais sous ses sourcils épais, sa barbe est figée. Les mains à plat sur le bois ne montent plus au nez. On croirait même qu'il ne respire plus.

« Bon. Ta mère, elle est chez elle, là ?

- Bah...

- Parce qu'on va aller la chercher. Pour la mettre en garde à vue.

- Quoi ? D'où vous allez mettre ma mère en gardav' ?! Elle a rien fait ma mère ! Elle était même pas avec moi quand j'étais... »

Il s'interrompt brusquement, conscient de sa bourde. C'est tellement nul qu'on croirait une série américaine. Reste que le chef a dégotté son levier et son type est baisé. Des sanglots montent dans la voix du jeune qui bafouille. Il s’aperçoit qu'il est trop chamboulé par cette annonce et que cela se voit maintenant. Cherchant où se raccrocher pour ne pas perdre la face et retrouver son assurance du début, il interpelle le flic - « hey chef, steuplaît... ».

Pendant ce temps, le flic a bouclé son PV, l’édite sur l’énorme imprimante cubique qui trône à côté du gardé à vue. Inexplicablement, celui-ci s'en saisit, tasse les feuillets puis les garde en main en continuant d'attirer l'attention du barbu. Il n'y a qu'à tendre le bras pour récupérer la liasse. Agrafée sans que le plaintif ne soit calculé, une moitié est déposée sur une petite table derrière le flic tandis que l'autre est présentée à signer.

Il obtempère sans attacher d'importance à ce qui est tapé. Sur la dernière page toutefois, son œil accroche la mention de clôture « Après lecture faite par lui-même… » Un rouage grince quelque part sous son crâne puis il prend un instant à rassembler ses idées. Il est maintenant en train de parcourir le texte en entier et en détail, à en croire ce doigt qui souligne les mots. Mais il y en a finalement trop, trop de tournures difficiles, trop de formules juridiques complexes à ses yeux. Il se rend compte qu'il ne lui reste plus qu'une signature à apposer et pense voir là une occasion d'empêcher la garde à vue de sa mère.

« Nan, je signerai pas. »

Le stylo roule sur le bureau pour aller se réfugier sous le clavier. Le chef fait mine de ne pas avoir entendu, récupère le Bic qu'il replace au bord du bureau, désignant la feuille sans un mot. Comme un gamin boudeur, le jeune type se répète en appuyant ses mots, un peu plus confiant.

La main du chef surgit tout à coup. Surpris, le capricieux saisi au col patine des pieds et frappe une plinthe décrochée dans un bruit mat. Soulevé en moins de temps qu'il ne faut pour l'écrire, il est finalement épinglé au mur par un flic qui fulmine en sourdine.

« Toi tu vas pas me casser les couilles maintenant . Quand je te dis que tu signes, tu signes, d’accord ? Ta mère, elle a assez planqué tes conneries jusqu’ici, alors elle va aller en garde à vue. Même si tu signes pas, elle y aura droit, tu comprends ça ? » Immobile, il débite les dents serrées avec un certain calme. Malgré sa position délicate, J... persiste pourtant.

« J’signerai pas et pis c’est tout, merde ! (une secousse fait vibrer le bonhomme sur la porte communicante) Mais monsieur ! (le respect revenu n'empêche pas la seconde secousse) Vous avez pas le droit ! »

La voix est devenu geignement quand dans l’encadrement de la porte du bureau restée ouverte se dessine la silhouette du major. Stoïque, Converse rouges aux pieds et les mains dans les poches, il assiste à la scène négligemment appuyé sur le chambranle.

« Bah alors. C'est quoi ce bordel ? »

La prise se relâche. Dorénavant docile, le jeune rejoint sa chaise.

« Rien, Jo. C’est le jeune homme là, qui ne veut pas que sa mère aille en GAV… - Oh... et y a un problème de signature, j'ai cru comprendre. » Le barbu grogne. Le major pensif hoche la tête.

« Allez, t'emballe pas. Va prendre l'air un peu, on va redescendre ton gazier... Youri ! Tu peux descendre avec un mec aux geôles ? » Quelqu'un accuse réception trois bureaux plus loin tandis que le chef quitte le bureau en soufflant.

Le major feuillette machinalement les PV, fait des allers-retour entre deux pages puis se saisit du stylo. Du bout du crayon, il réplique indolent la signature et range les mains dans ses poches aussitôt. Alors qu'on emmène le gardé à vue qui renifle, l'ancien redresse la tête vers le stagiaire dans son coin. Lequel, muet, l'interroge du regard, définitivement incapable de déterminer si c'est de l'amusement ou la sympathie feinte d'un prédateur qu'il croit déchiffrer dans l’œil du major.

« Romu vient de Lille. Il est habitué à des types plus... subtils. Du coup il a un peu de mal avec nos clients. » Le major marque un temps. « Bien sûr, tu n’as rien vu ?… - Parce qu'il fallait que je voie quelque chose ? » réplique le stagiaire. L'ancien lève un sourcil, sourit. C'est toujours marrant de voir les jeunes jouer les durs.

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