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Ame(s) Sensible(s)

Working on a dream (2/4)

« Pauvre vieux » soupirai-je dans la maison endormie. Aussitôt, mon murmure me fit l’effet d’un pet dans une église et j’en fus gêné, à tel point qu’il fallait que je quitte cet endroit rapidement. Abandonnant Larry et ses grondements sur son lit-radeau, je m’échappai par la porte de derrière pour rejoindre la Buick. A l’abri en terrain connu, je pris alors conscience de la demi-douzaine de pages emportées dans ma confusion. Oscillant entre le dégoût et la crainte, je les froissai puis les jetai sur le siège passager.

Je passais la journée le cerveau débranché comme d’autres peuvent s’abrutir devant les retransmissions d’Oprah, alignant et fixant des mètres de bandes bitumées sans vraiment y prêter d’attention particulière. Ce n'est que vers dix huit heures, tandis que je rentrais la Buick dans l’allée, je fus surpris de retrouver les feuillets abandonnés au matin. J'eus presque honte de les voir là, gisant sur le tapis de sol parmi les copeaux et les résidus d’huile de moteur.

Dans le calme feutré de l'habitacle, à la lueur du couchant d'abord puis en m’aidant du plafonnier à mesure que la clarté du jour déclinait, je déchiffrai l’écriture serrée de mon camarade. Bien que je me sois saisi de plusieurs pages qui se suivaient, leur décryptage me laissa dans une étrange incompréhension. Je repris ma lecture à l’intérieur, dans la cuisine, après m’être allumé une cigarette directement à la gazinière.

 

Je tiens à préciser ici qu'en temps normal, je n'ai pas pour habitude d'être d'accord avec tout ce qui sort du crâne de Gros Larry. J’ajouterais même qu’après avoir vu une piaule qui aurait pu appartenir au tueur du Zodiac1, j’étais encore moins enclin à laisser mon esprit ouvert aux conneries de mon pote cajun. Reste que sur ce coup-là, il fallait croire que le bonhomme avait mis le doigt sur un truc parce que sa réflexion résonnait avec de petites idées qui me trottaient dans la tête depuis un bon moment.

Soyons clairs, je ne suis pas raciste. Né et élevé à la Nouvelle-Orléans, je demeure blanc dans une ville majoritairement noire. Mais faire flic dans la Big Easy n’a pas toujours été une mince affaire, surtout quand le job consistait grosso modo à faire pion dans un perpétuel bal de promo. Alors après des années de patrouille dans une cité tellement bouffée par l’alcool et la dope qu’elle en venait même à le revendiquer comme un élément culturel – jusqu'à en faire un argument touristique ! - je pensais avoir développé une certaine vision des choses, pas si éloignée de ce qui sommeillait dans les feuillets de Gros Larry en définitive.

Oh, vous me prendrez peut-être pour un aigri. Tenez, si le cœur vous en dit, faites alors ce test : abordez dix personnes autour de vous. N’importe lesquelles. Demandez-leur ce qui leur passe par la tête quand on évoque notre Grande et Belle Cité de la Nouvelle-Orléans. Je vous paie mon billet que dans neuf cas sur dix, on vous causera bars, musiciens, bars à musiciens, Bourbon Street, ambiance festive quasi-permanente, et peut-être qu'un ou deux cultivés évoqueront le Carnaval. Sauf que pour moi, il n'en est rien et quand vous me causerez « Joie », « Allégresse » et « Chaleur humaine », ce que j’entendrai c'est « Excès », « Défonce » et « Sauvagerie ». Alors entre les bagarres d’ivrognes, les toxicomanes auteurs de braquages et de vols à la tire, les quatre à cinq meurtres et un ou deux viols quotidien – y compris lors du Sacro-saint Mardi Gras, mes amis... vous conviendrez qu’on ne peut QUE voir le monde d’une manière différente, non ?

 

Gros Larry écrivait donc mieux qu’il ne prenait soin de lui. Pour cela et parce que je manque de temps, je ne reproduirais pas ses textes. Reste qu’il soulevait des points intéressants dont certaines grandes lignes méritent d’être dressées ici, à commencer par un constat : la Nouvelle-Orléans d’avant Katrina était une verrue sur le visage lisse et poudré de l’Amérique.

Je vous passerai les bilans économiques et les articles de presse que Gros Larry citait - à croire qu’il préparait un bouquin avec ce manuscrit. Ainsi la ville ne profitait-elle plus de sa place favorable sur le Mississippi depuis au moins le début du vingtième siècle. Distancée par les autres cités émergentes du pays avec l’évolution du fret et des autres moyens de transport de marchandises, NOLA s'enlisait, rêvant à son passé maritime perdu. Comparée aux statistiques d'Atlanta, San Francisco, Chicago ou encore cette foutue Cité des Anges pourtant bouffée jusqu’à la moelle par les chicanos et les fumeurs de joints, toutes plaçaient leurs billes dans les nouvelles technologies ou repensaient la ville autrement tandis que nous autres, nous demeurions infoutus d’entretenir correctement des digues. Et puis rappelez-vous que nous avons toujours préféré faire la fête que bosser, passant notre temps à nous prendre pour des Français en soufflant des airs éculés dans des cuivres cabossés, pendant que nos p'tits gars mobilisés en Irak bottaient le cul d'enturbannés avec des missiles pilotés par satellite et wi-fi. Non, franchement, la Big Easy restait définitivement le membre honteux de la grande et belle famille américaine.

Pour couronner le tout, Larry avait également consacré une partie de son exposé à la météo, les feuillets que j’avais cueillis évoquant le trajet de la tempête. Pour ceux qui l’ignorent, je rappelle que dans les premiers temps, la tornade (de force 1 sur 5) avait contourné les Bahamas par la côte Est avant de rentrer dans le golfe, longeant la côte sud de la Floride. Ce qui se révélera être finalement l'un des six ouragans les plus forts jamais enregistrés au monde restait à ce moment-là sur le curseur « gérable ». A regarder les cartes, sa trajectoire logique l'aurait même poussée droit chez Fidel et ses fumeurs de cigares ! Seulement, comme on le sait dorénavant, pour une raison qui demeure inexpliquée, Special K. virait finalement de bord dans un magnifique quart de cercle, ragaillardie par l’énergie du golfe ou un truc dans le genre. Pour venir frapper la côte américaine de plein fouet. « Dès lors, sans présager de sa Toute Puissance, la colère du Seigneur s’abattit sur nous » avait d'ailleurs écrit Larry entre deux schémas.

Cette partie-là me mettait particulièrement sur le cul. A tel point que je suis encore persuadé que quiconque lirait ces notes tirerait les mêmes conclusions que mon pote et moi désormais : il devait forcément être écrit quelque part que nous seuls et personne d’autres devions être frappés de la sorte. Pour l’amour du ciel, a-t-on déjà vu une tornade zigzaguer ?

Je vais pas vous la jouer à la manière de certaines vieilles du Vieux Carré mais les observations de Gros Larry pouvaient également s’aventurer dans des territoires plus… mystiques. Croyez-le ou non, avant Katrina, il y avait dans l’air chaud que nous soufflait le bayou un soupçon de folie - au sens médical du terme - que l’on ne retrouve plus depuis ce fameux été de 2005. Tout le monde en ville vous le dira. Peut-être que les foutus camés et les alcoolos du coin qui ont pris la poudre d’escampette dans les terres ou sont morts sous les eaux l’ont emportée avec eux. Ou peut-être que ce sont les mille huit cent cadavres officiels dénombrés par les autorités qui ont embarqué ce grain avec eux. Il n’empêche qu' ici, à la Nouvelle-Orléans, certains d'entre nous pensent que le vent et les eaux ont comme nettoyé la place chez nos concitoyens. Au risque d’y laisser un grand vide.

Dites-vous que c’est peut-être un délire du sud ou une philosophie de comptoir que l’on se passe d’une adresse à une autre, faites-en ce que vous voulez, il n’empêche : au-delà des faits scientifiques, Larry rappelait que dans ce coin de la bannière étoilée, on croit toujours au pouvoir des morts et à un monde parallèle au nôtre. C'est dans ce sens qu'il suggérait finalement que la Ville serait vivante : en plus de changer dans le temps, de changer tout court, elle influerait sur ses habitants. Comme si elle était capable de réagir aux outrages qu'elle subissait... Je me souviens que les feuillets restants embrayaient sur un développement plus poussé, mais je n’avais pas saisi l'écriture en pattes de mouches qui se poursuivait au-delà des pages récupérées. Je ne m’en trouvais pas plus mal.

Quelque chose clochait néanmoins dans la théorie de mon camarade, parce que je continue à penser que certaines choses se jouent dans nos vies à cause de ce que l’on fait. Pour vous dire, à titre personnel, j'en étais resté à l'idée qu'on réagit d’une manière particulière aux événements qui nous tombent dessus parce qu’on est en train de le vivre dans ce coin précis du globe, et pas ailleurs.

Je ne sais pas si je m’exprime correctement. Pour simplifier, disons que je crois sincèrement au principe général qui veut qu’au-delà de la couleur de peau, du job, de la religion, c’est surtout le merdier dans lequel vous vous trouvez qui vous pousse à faire certains choix plutôt que d’autres. Cela étant, je crois aussi que cela ne vous excusera jamais en rien, et qu’un crétin, qu'il ait grandi dans le Treme ou dans le Garden District, restera toujours un crétin.

 

1Tueur en série américain ayant sévi à San Francisco dans les années 60/70. Il adressait de nombreuses lettres manuscrites à la Police et la Presse ponctuées de cryptogrammes et symboles dont certains restent encore indéterminés à ce jour

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